Le dictateur
Je suis l’Amour, le grand, le dévastateur
Celui qui enchaîne et qui écrase
Les forêts de chêne que je ratiboise
Sont des champs de blé sous le faucheur
Je suis le soleil qui brûle jusqu’aux os
Aucune ombre ne protège de mes rayons
Aucune cachette n’abrite vos rébellions
Contre le joug omnipotent de mon mot
Vous êtes sans défense devant moi
Esclaves désignés de la plus grande servitude
Vous êtes gardé par ma sœur, Solitude
Qui regarde vos larmes, tend la main et les boit
Si le temps désespéré, cette vie qui saigne
Parvient à épuiser la lumière de mes maux
Il restera toujours, tatoué sous vos peaux,
La marque douloureuse de mon règne
Car je suis l’Amour, grand, dévastateur
Je vous annihile toutes et vous enflamme
Vous réduis en cendres et vous désarme,
Je suis le Maître, votre dieu, le Dictateur !
Lieux de mémoire
Je me sers une tasse de mélancolie
Thé bleu aux larmes imparfaites
Qui glissent, sur ces entrefaites,
Dans un coeur qui s’ennuie
Et, par conséquent, se souvient.
Les lieux du début d’idylle
Espaces autrefois tranquilles
Désormais gênants témoins.
Ce bar inconnu l’année dernière,
Ce café dont j’ignorais le nom
Cette place morne et sans façon
Sont devenus centres de l’univers
Car le cœur transforme l’espace
Il fait d’un pavé un monument aux morts
D’une rue l’enfer et le remord,
De trois fois rien une masse
De regrets, de larmes et de souvenirs.
Ce sont des traits indélébiles
Des balafres noires sur ma ville
Tatouées sans réfléchir
Au creux de ma mémoire.
Je ne les vois plus avec indifférence.
Je les foulerai sans innocence
Comme une enfant, seule, dans le noir
A petits pas mélancoliques.
Le thé ni l’alcool n’y feront rien ;
Je porte mes lieux comme mes chagrins :
Un gros manteau nostalgique.
Rien n’habille plus que l’indifférence
Et rien ne dénude comme l’amour
Qui transmute n’importe quel mur
En la plus pure réminiscence.
Élégie : L'ultime Amoureuse
Je suis celle qui passe
Après tout le monde :
La dernière invitée,
L’ultime visiteuse.
Je viens et embrasse
Vos lèvres fines ou rondes ;
Peau de pêche ou de figuier,
J’en suis amoureuse.
Car votre âme que je ramasse,
Avant, je la sonde
Et l’écoute me raconter
Vos vies aventureuses :
Les plaisirs et les caillasses,
Vos sommets et vos rondes,
Vos hivers et vos étés,
Les larmes brumeuses,
Les pensées qui tracassent,
Les merveilles et l’immonde,
Vos rires déployés
Sous les frondaisons heureuses,
Tous vos rêves et vos fantasmes
Je les fonds en une seconde
De lumière éclatée.
Et cette étoile nébuleuse,
Je la mets dans ma besace
Où les souvenirs abondent.
Je vous sais effrayés
Par le vide que je creuse
Dans vos cœurs qui se tassent.
Je suis pourtant féconde
Et enseignante de qualité !
Je vous rappelle la vie précieuse,
Le temps et le bonheur fugaces
Et les joies de ce monde.
Ne craignez pas mon baiser :
Il éteint les heures malheureuses,
Emporte toutes vos angoisses,
Vos chagrins et ces secondes
Qui hantent les nuits agitées.
Car je suis la tendre Dormeuse,
Celle qui, de toute éternité, passe
Après la vie, après le monde ;
La dernière arrivée,
L’ultime amoureuse !
A la mémoire de mon oncle, André Verlaine, 2024
Combien de fois un cœur peut-il se briser ?
Combien de fois
un cœur peut-il se briser
avant l’anéantissement,
avant d'être drainé
de son ultime goutte de sang ?
Combien de fois ?
Il doit bien y avoir une limite
à ce que la foi
peut colmater de fuites
avant que le bateau ne sombre
avec tous ces passagers,
noyé dans l’abysse sombre
de l'incapacité d'aimer…
Il doit bien y avoir un quota
de pertes, de déceptions,
de maladies et de trépas,
de violences et d'abandons
que le cœur est capable d'encaisser,
avant que la goutte d'eau saline
ne fasse déborder le vase brisé
de tristesses assassines.
Car rien n'est infini
et sûrement pas la résilience !
Rien n'est infini…
à part peut-être la souffrance.
Elle, elle est sans fond ni frontières !
Elle est remarquable d'inventivité
pour nous faire bouffer la poussière
et ravaler notre vitalité.
Alors, je vous le demande en sœur,
avec le désespoir de la naïveté :
combien de fois un cœur
peut-il encore se briser ?
Voyager léger
Tu voyages léger, dis-tu,
Tellement léger que tu décolles
Loin, loin de mon cœur lourd.
Peut-on vraiment se retrancher
De tranches entières de vécu ?
Ignorer des blessures folles,
De non-dits en dialogues sourds ?
Tout ce qui nous a été arraché
Et nous met tous et toutes à nu ?
Je n’y crois pas ! Fariboles !
Poudre aux yeux de l’amour
Qui se moque de nos fiertés !
Personne ne sait, n’a jamais su
Échapper à la cruelle colle
Des souvenirs. Nul ne reste sourd
Au cri d’un cœur effondré.
Je voyage lourde, vois-tu,
Lourde et riche de cendres molles,
Fracassée et sans retour,
Mais lucide, même blessée.
Et pour cette raison, j’irai plus loin que toi !
Le blé
Et je suis multitude
Alors même que je me terre
Dans ce hameau de solitude
Que l’on appelle la paix
Et j’ai faim, terriblement
J’en ai mal aux viscères
Alors que demain sera abondant
Et le repas de pain prêt
Et je bouillonne d’impatience
Enracinée prisonnière
Mon savoir n’est qu’ignorance
Tout un cri qui se tait
Et tandis que je danse
Sous les vents brûlants d’hier
Je porte en moi les semences
Des moissons du regret